La bande dessinée et le manga : art populaire ou outil de formatage ?
Publié le 22 Feb 2025
La bande dessinée et le manga se sont imposés comme des formes d’expression artistique majeures, à la croisee de la littérature, du cinéma et de l’illustration. Longtemps considérés comme de simples divertissements destinés à la jeunesse, ces médias ont progressivement conquis une reconnaissance culturelle et intellectuelle, gagnant leurs lettres de noblesse au sein des arts narratifs. Mais au-delà de leur statut d’expression populaire, sont-ils le reflet d’une créativité libre et foisonnante, ou bien des instruments de formatage culturel, participant à la standardisation de la pensée et de l’imaginaire collectif ?
L’essor d’un média populaire
Développée dès le XIXe siècle en Europe et en Amérique avec des auteurs comme Rodolphe Töpffer et Windsor McCay, la bande dessinée devient un art de masse au XXe siècle, notamment avec l’émergence des comics aux États-Unis et des albums franco-belges emblématiques. Parallèlement, le manga, dont les origines remontent aux estampes japonaises et aux caricatures d’Hokusai, connaît une explosion après la Seconde Guerre mondiale avec Osamu Tezuka, imposant un style narratif distinctif qui deviendra prédominant au Japon et au-delà.
L’un des attraits majeurs de ces médias est leur capacité à toucher toutes les couches sociales et générations, adaptant leurs thématiques aux sensibilités de chaque époque. Pourtant, cette popularité massive soulève une question cruciale : s’agit-il encore d’une forme d’expression libre, ou bien cette industrie obéit-elle à des impératifs de marché et à des schémas préformatés qui en limitent la portée artistique et intellectuelle ?
Standardisation des codes et normalisation des imaginaires
Si la BD et le manga sont capables d’aborder des thèmes variés, ils n’en demeurent pas moins largement conditionnés par des conventions graphiques et narratives. Les comics américains se sont longtemps structurés autour des figures archétypales du super-héros et des enjeux moraux simplistes, imposant une lecture manichéenne du monde. De même, le manga repose souvent sur des archétypes bien définis (le héros shônen, l’anti-héros seinen, la romance shôjo), renforcés par une industrie qui édicte des formats de production optimisés pour la consommation de masse.
Le succès de ces modèles engendre un effet de reproduction quasi-mécanique : les auteurs doivent se conformer à des attentes standardisées pour espérer percer sur le marché, limitant ainsi les expérimentations narratives et graphiques. Le formatage ne concerne pas seulement le contenu, mais aussi la diffusion : la prépublication en magazine au Japon ou la sérialisation à outrance aux États-Unis imposent des rythmes industriels qui aliènent la liberté créative au profit de la rentabilité.
Une résistance artistique possible ?
Toutefois, au sein de cette industrie normée, certains auteurs parviennent à déjouer ces contraintes et à renouveler le genre. Des figures comme Alan Moore avec Watchmen, ou Naoki Urasawa avec Monster, proposent des œuvres déjouant les codes traditionnels, complexifiant la psychologie des personnages et abordant des thèmes politiques et philosophiques plus poussés. De même, des maisons d’édition indépendantes et le succès du webtoon redonnent une place à la création alternative, affranchie des circuits commerciaux classiques.
En définitive, la bande dessinée et le manga oscillent entre deux réalités : celle d’une industrie qui tend vers la répétition et le conformisme, et celle d’un espace artistique où l’innovation demeure possible, à condition d’être portée par une volonté de rupture. Ainsi, si ces médias sont indéniablement des outils de diffusion culturelle de masse, ils n’en conservent pas moins un potentiel subversif qui, lorsqu’il est exploité, leur permet de transcender leur condition initiale pour rejoindre le panthéon des grandes formes d’art.